Accueil 5 Protection sociale 5 Réformes, services et défis : entretien avec Isabelle Frej, présidente de la Caisse des Français de l’étranger (CFE)
La Caisse des Français de l’étranger (CFE) à l’épreuve du temps : comment la CFE s’adapte aux évolutions des besoins et des attentes de nos compatriotes établis hors de France, tout en préservant son modèle de solidarité et en faisant face à la concurrence des acteurs privés de la santé ? Dans cet entretien avec Isabelle Frej, Présidente de la CFE, nous explorons les défis contemporains de l’institution, qui cherche à innover pour mieux servir les Français de l’étranger.

Pourriez-vous nous rappeler en quelques mots le rôle de la CFE et son positionnement dans le paysage de la protection sociale des Français à l’étranger ?

Isabelle Frej : Merci de me donner l’opportunité d’évoquer la CFE, Caisse de sécurité sociale. La France reste le seul pays au monde à proposer à ses ressortissants à l’étranger un système de protection sociale relevant du Code de la sécurité sociale. Il est important de le noter.

Le rôle de la CFE est de protéger, et elle le fait contre trois grands « risques » :

    • Maladie et maternité
    • Risques professionnels
    • Retraite

Concernant la retraite, la CFE permet de continuer à cotiser au régime général en France et, par conséquent, de cumuler des trimestres comme si l’on était en France. Cela évite la rupture dans la carrière lors de séjours à l’étranger. La CFE est le seul organisme habilité à collecter les cotisations « retraite » pour le régime général.

Ce que l’on appelle les « risques professionnels » inclut la protection des salariés en cas d’accident du travail ou de maladie liée au travail.

Enfin, et c’est le risque le plus souvent évoqué et qui intéresse le plus grand nombre, il y a la maladie (avec la maternité). Cela englobe la prise en charge des dépenses de santé, des soins de ville, des hospitalisations et de la prévention. Tout cela se fait dans la continuité des droits ouverts en France lors du départ vers l’étranger et au moment du retour, sous certaines conditions de délais.

Concernant le positionnement de la CFE, il est très particulier : l’adhésion à la CFE est volontaire et n’a pas de caractère obligatoire. La CFE évolue dans un contexte mondial où ses concurrents sont de plus en plus variés, englobant à la fois les systèmes de sécurité sociale locaux et obligatoires des pays de résidence, que les assurances privées locales à sphère réduite (par exemple, celles qui ne prennent en charge que les hospitalisations), mais aussi les grandes compagnies d’assurances internationales qui proposent des assurances au 1er euro. La santé devient un marché de plus en plus lucratif, et les assurances l’ont compris depuis longtemps ; cette tendance s’est accentuée depuis la pandémie. Dans ce marché, le principe de solidarité n’a pas sa place, ce qui contraste avec la CFE, Caisse de sécurité sociale.

« Dans ce marché, le principe de solidarité n’a pas sa place, ce qui contraste avec la CFE, Caisse de sécurité sociale. »

Les établissements de soins ont également compris cette dynamique ; certains proposent bien plus que des soins aux patients, et les cliniques ainsi que les hôpitaux ressemblent davantage à des hôtels de luxe qu’à de véritables lieux de soins.

Comment la CFE se différencie-t-elle des autres acteurs de la protection sociale ?

IF : Tout d’abord, il s’agit d’une caisse de sécurité sociale et non d’une mutuelle ou d’une assurance. Cela sous-entend des notions très particulières, telles que la solidarité et la prévention. Elle couvre des risques bien déterminés, comme évoqué plus haut, et pas seulement la maladie (elle peut verser des pensions d’invalidité, des indemnités journalières, et reconnaître les affections de longue durée, par exemple). Elle est régie par le Code de la Sécurité sociale et non par le Code des assurances ou de la mutualité.

Je fais une digression : je regrette que les postes diplomatiques soient frileux quant à la présentation de la CFE, qu’ils nomment « organisme privé », sans aller au-delà, craignant peut-être que les assurances privées ne leur fassent reproche de cette promotion. La CFE est effectivement un organisme privé, mais, tout comme les caisses d’allocations familiales ou les CPAM (Caisse Primaire d’Assurance Maladie), la CFE est une caisse à mission de service public. La présentation de la CFE est ainsi tronquée. Néanmoins, les postes font régulièrement appel à la CFE pour venir en aide aux personnes à revenus modestes ou malades, tout en oubliant que cela n’est possible que si des assurés paient le tarif plein et que la solidarité joue à plein.

« La CFE est effectivement un organisme privé, mais, tout comme les caisses d’allocations familiales ou les CPAM, la CFE est une caisse à mission de service public. »

Cet aspect de la CFE, cette notion de service public, constitue son ADN ; c’est sûrement ce qui la différencie des autres acteurs privés de la protection sociale.

La notion de mission de service public va au-delà de la simple mesure de catégorie aidée : il n’y a pas de barrière d’âge, ni de questionnaire médical à l’adhésion, pas de surcotisation en fonction de l’état de santé ou du lieu de résidence, pas de plafond dans les dépenses, la reconnaissance des ALD (Affection de Longue Durée) et un meilleur remboursement en cas d’ALD. C’est bien le caractère social de cette caisse qui fait la différence.

Depuis 2019, la CFE délivre une carte vitale pour les soins en France, et seule la CFE, caisse de sécurité sociale, peut le faire. La réforme de la CFE a également permis le développement du tiers payant hospitalier dans plus de 30 pays, sans surcotisation pour les assurés.

Quels sont les principaux enjeux auxquels la CFE est confrontée aujourd’hui ?

IF : Enjeu d’image : L’adhésion à la CFE devrait être un réflexe, une évidence, ce qui n’est malheureusement pas le cas. Trop de compatriotes ne s’assurent pas pour diverses raisons, financières notamment, mais pas seulement. On reporte cette décision, en se disant que l’on est en bonne santé, alors que l’on n’assure pas les êtres humains, tandis que le véhicule, lui, l’est. Ce comportement va à l’encontre du système de solidarité.

« L’adhésion à la CFE devrait être un réflexe, une évidence, ce qui n’est malheureusement pas le cas. »

Enjeux démographiques :

    • Les assurés se composent de plus en plus d’individus et de familles expatriées, au détriment des salariés d’entreprises mandataires qui représentaient près des deux tiers des assurés jusqu’en 2010-2015 et qui contribuaient à l’équilibre financier de la CFE.
    • L’allongement de l’espérance de vie, qui est lié à une augmentation des recours aux soins.
    • Une hausse des recours aux soins depuis la pandémie, révélant un véritable changement de comportement parmi les assurés.

Enjeux financiers :

    • La CFE fait face à des enjeux financiers dus à l’obligation d’équilibrer ses comptes sans recourir à la solidarité nationale. (Quelle caisse peut prétendre à être à l’équilibre toute seule ?)
    • Les coûts de la santé ont explosé depuis 2020, en particulier en raison de la pandémie. Par exemple, la zone Amérique du Sud a connu une inflation de +18 % en 2023.

Enjeux réglementaires : La CFE doit également résoudre plusieurs points réglementaires, dont celui de l’évolution des cotisations des contrats d’avant 2019, qui cessera d’augmenter de +5 % par an à la fin de 2025. Et après ? De plus, les placements financiers ont des rendements modestes depuis un arrêté de 2019 qui encadre strictement ces placements. Son statut de caisse « à adhésion volontaire » l’exclut des organismes français établis à l’étranger.
Depuis la création de la CFE en 1978, l’expatriation et la typologie des Français de l’étranger (avec un nombre croissant de binationaux, moins de mobilité, et moins de salariés d’entreprises) ont évolué, mais les contours réglementaires de la caisse ont beaucoup moins changé. Enfin, l’État ne reconnaît qu’une seule mission de service public, celle de catégorie aidée, pour laquelle il ne contribue qu’à hauteur de 380 000 € pour un coût total de 4,3 millions d’euros en 2023, soit à peine le prix d’un bien immobilier.

Aujourd’hui, dans l’état actuel de la réglementation et pour respecter l’obligation d’équilibre, la CFE n’a guère de solutions : elle doit soit augmenter drastiquement ses cotisations, soit réduire les prestations offertes aux assurés, ce qui n’est pas acceptable pour la grande majorité des adhérents.

Comment la CFE s’adapte-t-elle aux évolutions des besoins et des attentes des Français de l’étranger ?

IF : La CFE continue d’évoluer et a des projets comme toute entreprise :

    • Le premier trimestre 2025 devrait voir la mise en place de nouveaux espaces personnels. Ce projet sera dupliqué pour les entreprises dans les mois suivants. L’objectif est de faciliter et d’optimiser la gestion des contrats. Il s’agit d’un investissement informatique important.
    • La CFE a introduit de nouveaux modes de paiement depuis l’étranger, comme PayPal.
    • Un service d’interlocution dédié aux entreprises a été créé. Ce service a pour mission de gérer les adhérents des entreprises mandataires tout au long de la vie du contrat.
    • En matière de prévention, deux axes seront développés : les bilans de santé et des diagnostics gratuits des troubles neurocognitifs.

À mon avis, le recours à la télémedecine doit être amélioré, et il serait intéressant de réfléchir à l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA).

La fracture numérique, dont la CFE est pleinement consciente et qui touche tout le monde, ne doit pas ralentir les évolutions technologiques permettant des remboursements rapides, des adhésions sans délais, et un paiement des cotisations facilité, etc.

Il n’est pas question de fermer la boîte aux lettres de la CFE, qui continuera à traiter les demandes par courrier. Les évolutions de dématérialisation peuvent être améliorées dans certaines zones où la présentation des factures ne répond pas aux critères français. Il est essentiel de prendre en compte certaines réalités afin de faciliter les échanges avec la CFE. La CFE doit pouvoir s’appuyer sur des personnes ressources, des élus et des associations locales.

« Je tiens à remercier les bénévoles et les associations (…) Sans leur soutien indispensable, le quotidien de certaines populations françaises serait très compliqué. » 

Je tiens à remercier les bénévoles et les associations (en particulier Français du monde – ADFE) qui accompagnent les Français de l’étranger dans le traitement de leurs dossiers administratifs (CFE, retraite, impôts, bourses scolaires, etc.). Sans leur soutien indispensable, le quotidien de certaines populations françaises serait très compliqué. Tout le monde n’a pas accès à un ordinateur ou à un téléphone intelligent (illectronisme), et tout le monde n’est pas à l’aise avec l’informatique. De plus, chacun peut perdre certaines capacités intellectuelles avec le temps. Un grand merci à toutes et à tous.

Comment la CFE entretient-elle le dialogue avec les Français de l’étranger et leurs représentants ?

IF : La CFE a relancé ses communications avec les assurés par le biais de lettres d’information. Le site web de la CFE, encore perfectible, met à disposition des informations pratiques à destination des assurés et des prospects.

Les missions visant à aller à la rencontre des assurés ont repris et constituent une source d’informations et de ressentis inégalée. Lors de ces voyages, nous rencontrons les assurés, les postes diplomatiques, les élus, ainsi que toutes les associations représentant les Français de l’étranger et les représentants des Chambres de Commerce. Personne n’a trouvé de meilleur moyen que le contact direct.

La direction et le service communication participent régulièrement à des présentations et des webinaires avec les institutions et les partenaires. Des rencontres avec le monde de l’entreprise sont également organisées régulièrement.

La direction et le bureau répondent aux demandes d’auditions tant à l’Assemblée des Français de l’étranger (AFE) qu’avec les élus des deux chambres des représentants, offrant ainsi de nombreuses occasions d’évoquer la CFE avec les élus de la Nation.

La communication avec les assurés est possible par plusieurs canaux : téléphone et espace personnel. Je suis consciente que d’importantes améliorations sont attendues concernant les délais et la qualité des réponses téléphoniques, et la direction l’est également. Des actions sont en cours, et je mets beaucoup d’espoir dans les nouveaux espaces personnels qui seront actifs dès la fin du premier trimestre 2025. Ils permettront aux assurés et aux services de la CFE de mieux interagir.

Quelles sont les principales orientations stratégiques de la CFE pour les années à venir ?

IF : Une convention de partenariat entre la CFE et l’État a été conclue en 2022 et se terminera l’année prochaine, année de renégociation d’une nouvelle convention. Alors que les COG (Conventions d’Objectifs et de Gestion) ont un caractère obligatoire pour les caisses de sécurité sociale de type régime de base, la convention de partenariat entre la CFE et l’État est optionnelle.

La dernière convention a fixé les grandes orientations stratégiques, qui se déclinent autour de cinq axes :

    1. Conforter la raison d’être de la CFE et clarifier ses missions et son positionnement.
    2. Améliorer la performance de la CFE.
    3. Renforcer le rayonnement et l’attractivité de la CFE.
    4. Affiner l’offre de la CFE pour l’adapter aux besoins des Français de l’étranger.
    5. Favoriser l’innovation et acculturer les collaborateurs aux transformations de la caisse.

À ces axes s’ajoute une note sur l’apport de l’État : « Pour permettre la bonne réalisation des objectifs de la convention de partenariat, l’État s’engage à prendre en compte l’existence de la CFE dans l’élaboration du corpus juridique relatif au cadre national et international des règles de sécurité sociale. »

À mon avis, l’objectif principal est la pérennité de la CFE dans la sphère de la sécurité sociale. Les grandes orientations définies précédemment peuvent être reprises, en mettant l’accent sur des points précis à renforcer, tels que le rayonnement et l’attractivité de la CFE, ainsi que la mise en avant des valeurs de solidarité et d’universalité.

Pour rappel, en tant que caisse de sécurité sociale, la CFE est placée sous la tutelle de deux ministères : celui chargé de la santé et celui chargé du budget. La tutelle valide ou non les décisions prises lors des conseils d’administration.

La convention de partenariat actuelle a fixé des objectifs en termes de nombre d’adhérents à atteindre, de délais de remboursement, etc. En contrepartie de l’atteinte de ces objectifs, des autorisations d’ouverture de postes étaient prévues pour soutenir essentiellement le service développement. Cependant, malgré l’atteinte de ces objectifs, la tutelle a reporté la création des postes tant attendus à la conclusion d’un audit IGAS/IGF (Inspection Générale des Affaires Sociales/Inspection Générale des Finances), qui n’a pas encore commencé ses travaux. Cela a jeté un froid, tant sur les membres du conseil d’administration que sur les salariés, qui ont vu leurs efforts non reconnus.

La tutelle devrait être un soutien à la CFE, un facilitateur dans l’approche des organismes qui gravitent autour de l’État, afin que l’offre de la CFE puisse être reconnue. L’aspect réglementaire doit pouvoir évoluer plus rapidement.

Les Français sont en grande partie attachés au système de sécurité sociale à la française, tout comme les Français de l’étranger. Cependant, depuis les années 2000, la sécurité sociale, comme on l’appelle en France, a beaucoup évolué sur le territoire ; elle a tendance à dérembourser, laissant aux mutuelles et aux assurances des restes à charge de plus en plus importants. Les dépassements d’honoraires se multiplient, et l’accès aux soins tend à devenir inégalitaire selon les revenus et le lieu de résidence.

« la CFE appartient à la grande communauté des Français de l’étranger. Ces derniers devraient pouvoir trouver dans cette ‘maison commune’ une protection, or ses fondements ont été fragilisés. Il est impératif de renforcer rapidement la base de cet asile. »

La sécurité sociale est un bien collectif ; la CFE appartient à la grande communauté des Français de l’étranger. Ces derniers devraient pouvoir trouver dans cette « maison commune » une protection, or ses fondements ont été fragilisés. Il est impératif de renforcer rapidement la base de cet asile.

Les Assises de la Protection Sociale des Français de l’étranger, prévues pour mars 2025 en marge de la 42e session de l’AFE, fourniront les premières réponses aux besoins en matière de protection sociale des Français de l’étranger.

Propos recueillis par Stéphane Arnoux
Délégué général, Français du monde – ADFE

En savoir plus sur la Caisse des Français de l’étranger (CFE) : cfe.fr

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