L’Oranais – Lyes Salem
Editions Blaq Out
http://www.blaqout.com/film/loranais
Le film s’étale sur 30 ans de l’histoire algérienne, de la guerre d’indépendance à l’aube des noires années 90 : après la victoire en 1962, viennent les années 70, des années fastes, puis les années 80, qui laissent entrevoir un constat d’échec. C’est, à travers quelques personnages très attachants, le parcours d’une génération, de l’enthousiasme à la désillusion et à la compromission. Le contraste entre ces années post indépendance et le présent est saisissant ! Est-ce pour chercher des réponses aux questions d’aujourd’hui que le réalisateur a choisi cette époque ?
Bachir, l’enfant blond, qui deviendra un jeune homme torturé par la question de son identité et de son origine, cristallise l’histoire commune des protagonistes et la fabrication de l’histoire officielle. Né du viol de sa mère par le fils d’un pied noir tué accidentellement par son père « officiel », Djaffar, lors de son départ au maquis, il détonne et fait l’objet d’une conspiration du silence sur ce qui s’est passé….Il symbolise aussi la complexité de la situation dans l’Algérie des années 50. Djaffar, lui n’a pas choisi son destin, il s’est battu pour se débarrasser du colonisateur, mais le soir même de son engagement, son destin est scellé par le colonisateur : par le viol de son épouse, la France reste et s’installe chez lui, elle est sur le visage de l’enfant qu’il découvre à son retour de la guerre. Mais il accepte ce fils, qui est l’avenir de ce pays libéré.
Autour d’eux, d’autres personnages forts : Hamid, allégorie du pouvoir, avec sa part de mystère, de secret, passé de l’idéal anticolonialiste aux responsabilités officielles, se laisse gagner par les compromissions et les petits arrangements avec la corruption… Au nom de cette indépendance, de « la plus belle des victoires » et de la nécessité d’en faire une réussite éclatante, que n’accepterait-t-il pas ? De la réinterprétation de l’histoire de Djaffar, au sacrifice de son frère, l’idéaliste qui dénonce la trahison de la révolution algérienne, il est la personnalisation des dérives de ce pouvoir. Halima, la tante de Bachir, celle qui l’a élevé comme son fils après la mort en couches de sa mère, est une femme aimante qui a toujours gardé le silence sur cette naissance dramatique : elle étouffe dans ce mensonge et finira par n’avoir plus que la foi comme refuge : alors que, à l’époque décrite, la religion relevait de la sphère privée et ne pesait pas sur les relations femmes hommes, ce retournement d’Halima préfigure la période qui suit : les désillusions politiques, le retour en force de la religion, avec aussi les dérives islamistes et leur lot de barbaries…
L’Oranais est un film de genre, avec ses codes, mêlant émotion, burlesque, sérieux, mélo même par moments. Un film profondément politique aussi, comme le dit son réalisateur : « J’appartiens à deux cultures, je les connais et les aime profondément. Si je réalise c’est parce que je suis politiquement en colère et inquiet. Si comme acteur ma démarche est artistique, comme réalisateur elle est totalement politique. Je crois devoir témoigner de cette dualité que je porte en moi. »
Voilà un beau film francophone, tourné dans ce « français algérien » qui mêle les langues, français, arabe, kabyle aussi parfois, passant au cours de la même phrase d’une langue à l’autre. Et qui définit bien l’Algérie, où le multilinguisme n’est ni assumé ni entretenu mais traduit pourtant la longue, belle mais douloureuse histoire commune avec la France.
Lyes Salem, né en 1973, est franco algérien ; acteur de théâtre, télévision et cinéma, scénariste, il a commencé à réaliser des courts métrages en 2001, dont « Cousines » en 2004, primé aux Césars, avant de faire deux longs métrages : « Mascarades » en 2008 puis « L’Oranais » en 2013.
Marie-Pascale Avignon-Vernet