Jérémie Berlioux est installé depuis cinq ans à Istanbul, où il travaille comme journaliste indépendant. Il est notamment le correspondant de Libération et, depuis peu, président de la section locale de Français du monde-adfe.
Jérémie a quitté la France il y a neuf ans. Après plusieurs années à passer constamment d’un pays et d’un canapé à un autre, il s’est rapproché en 2015 de la Turquie, par l’Est, en se plongeant dans la question kurde au moment où la guérilla du PKK lançait une insurrection urbaine violemment réprimée. Il vit plusieurs mois à Diyarbakir, la capitale non-officielle des régions kurdes de Turquie.
Peu après cette introduction fracassante à la Turquie, Jérémie s’installe à Istanbul fin 2016. Il s’intéresse alors aux mouvements ouvriers et syndicaux durement réprimés par les purges qui ont suivi une tentative ratée de coup d’État. De la précarité aux meurtres occupationnels (différents des accidents du travail dans le sens où l’employeur, avec la complicité des autorités, n’applique pas les règles de sécurité), il découvre des classes soumises à la double peine libérale et autoritaire, avec pour corollaire une organisation militante très difficile et radicale.
« C’est parfois très déstabilisant et rempli d’apologistes de Staline », raconte-t-il.
Il donne une forte valeur politique à son travail. « C’est un paradoxe, nous n’avons jamais été aussi connectés et pourtant, nous n’avons jamais eu autant de préjugés », rappelle-t-il. « Ces préjugés ne sont pas déconstruits par des analyses mais par les histoires personnelles des gens. On se connecte à ses semblables, pas à des chiffres ». Il préfère donc le reportage, lent, à tout autre format et aime écouter longuement ses interlocuteurs. Plusieurs histoires l’ont particulièrement touché ces dernières années : celles des veuves de mineurs morts lors de la pire catastrophe minière de Turquie en 2014, celles d’exilés rescapés d’un refoulement commis par les garde-côtes grecs ou encore celles des habitants de la ville kurde de Nusaybin, ville martyre du conflit kurde.
L’évolution du métier de journaliste rend la précarité parfois étouffante. « J’aurais jeté l’éponge à plusieurs reprises sans le soutien constant de ma compagne », raconte-t-il. Le recours aux journalistes indépendants est quasi généralisé, surtout à l’étranger. La conséquence est une très forte insécurité puisqu’il faut courir après les rédactions, les publications et se battre pour être payé. Ces journalistes ne savent jamais s’ils pourront payer leur loyer le mois suivant. « Pour nous, pas de vacances ni de congés maladie », rappelle Jérémie. Beaucoup de pigistes n’ont pas la carte professionnelle et vivent autour du seuil de pauvreté. « La CFE, on oublie et en général, on oublie toute protection sociale ».
En 2019, Jérémie devient le correspondant de Libération ce qui lui assure un peu plus de stabilité et lui permet de s’impliquer dans des organisations locales. Il écrit, édite et traduit des textes pour le journal d’une association constituée autour de cafés et d’ateliers autogérés. Il s’engage aussi auprès d’une association environnementale stambouliote. « Il y a des limites à ce qu’on peut faire en tant qu’étranger en Turquie », précise-t-il toutefois.
La pandémie de la Covid-19 a été une catastrophe pour la plupart des indépendants. Son impact sur les Français précaires établis hors de France reste encore à mesurer pleinement. C’est un déclic pour Jérémie qui mûrissait depuis quelques années l’envie de s’engager aux côtés des Français et de la France.
Il se rapproche avec quelques camarades de Français du monde-adfe en Turquie et constitue un nouveau bureau.
« Pour l’instant, nous essayons de déterminer où nous pouvons nous mobiliser efficacement avec nos moyens limités au-delà des activités habituelles de l’association en Turquie », explique-t-il. La section travaille donc dans plusieurs directions. D’abord, organiser des conférences pour échanger autour de sujets politiques, sociaux et environnementaux. Ensuite, construire à Istanbul un système de distribution de produits frais mêlant solidarité et convivialité sur le modèle des AMAP en France. L’objectif est de faire se rencontrer les classes sociales à égalité au même endroit, d’aider des foyers pauvres, de soutenir des fermiers et d’organiser régulièrement des événements conviviaux.
« Et une fois qu’on aura une idée plus claire des besoins en Turquie, hors des milieux touchés traditionnellement par le tissu associatif, nous construirons avec celles et ceux qui le veulent des structures solidaires », explique-t-il. Jérémie garde en ligne de mire la question des Français précaires établis hors de France qui se retrouvent dans des zones grises, « pas assez riches sans être suffisamment pauvres et généralement avec un niveau constant de galère ».
Et de conclure : « Il y a beaucoup de problèmes de ce côté, que ce soit au niveau des jeunes ou des moins jeunes, et je serais très heureux si nous arrivions avec plusieurs sections à travailler là-dessus ».
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