Jour 4 : le beau temps qui règne depuis samedi n’arrête pas de nous narguer… il a dû savoir, le bougre, que nous étions cloîtrés chez nous pour un bon bout de temps…
En plus, il a réussi à se faire accompagner d’un air bienfaisant, juste comme il faut pour aviver notre dépit ; ce climat de fin d’été, un peu frais le matin et qui, tout au long de la journée, s’emplit peu à peu de chaleur, mais jamais trop, pétri d’un ciel bleu annonçant ces fins de semaine aux longues promenades de bord de fleuve interrompues par un arrêt pique-nique, ou d’un asado, au grand plaisir des enfants, suivis d’une sieste réparatrice à l’ombre d’un arbre. C’est sûr : là-haut, ils se sont donné le mot. Il ne manquerait plus, lorsque tout cela se terminera, que l’hiver soit précoce et qu’il se mette à pleuvoir.
Au début, la veille du premier jour, il y avait comme une excitation dans l’air, une étrange sensation d’ambiance électrique. À situation nouvelle, comportements nouveaux et, d’ailleurs, les gens ne semblaient pas encore « en phase ». C’est vrai qu’il faut un certain temps pour comprendre et assimiler les consignes. Tout de même, on pouvait sentir des petites différences. Impossible de nier, même si cela ressemblait encore à ces samedis de janvier, lorsque la moitié des gens a laissé la ville, que le mouvement de la rue était moindre. Durant la semaine d’«avant» – parce que, quoiqu’on dise, il y aura bien un «avant» et un «après» -, il y avait des signes qui ne trompaient pas : aucune difficulté pour le conducteur d’atteindre les ruelles habituellement saturées du centre et encore moins pour garer sa voiture, (gratuitement de surcroît ! ) ; les premiers masques fleurissaient sur le visage de passants encore tout gênés du regard des autres ; les gels placés sur les étalages des commerces étaient pratiquement pris d’assaut. Dans certains magasins, il fallait faire la queue, surveillés que nous étions par un cerbère intransigeant : « Pas plus de cinq personnes à la fois ! Prenez un numéro ! ». Au guichet, l’employée, à mon approche, ébaucha un prudent mouvement de recul tout en me regardant d’un air dubitatif ou craintif ou les deux (suis-je déjà pestiféré ?). Enfin, comble du comble, les cafés n’avaient pas leur fréquentation habituelle et je rentrai moi-même dans le jeu ou dans la psychose naissante puisque je décidai de m’asseoir à une table, dehors, loin des autres…
Tout en sachant que le couperet allait finalement tomber tôt ou tard, une ambiance délétère régnait sans que nous voulions en être véritablement conscients. Mais enfin, il était encore possible de sortir, de profiter de notre liberté. Et puis soudain, vendredi soir, les leçons du désastre européen semblant bien apprises, nous apprenons que c’est notre dernière virée ; notre dernière rencontre avant longtemps, en se demandant bien de quoi sera fait le lendemain.
Justement, quelle fut la première pensée au réveil, quel fut le premier geste ? Sans doute allumer la radio et sortir au balcon pour voir si « quelque chose » avait changé, humer l’air et prendre conscience s’il y avait ou non une différence entre hier et aujourd’hui.
Puisque les habitudes vont changer, il faut d’abord prendre ses marques. Pour moi, ce n’était pas trop compliqué parce que confiné, je l’étais pratiquement depuis déjà une quinzaine de jours. Un jogging mal mesuré et me voilà avec une sorte d’élongation ou de tendinite – je n’ai pas très bien compris le mot du médecin lorsqu’il a diagnostiqué mon mal ; de toute façon, la douleur prenait largement le dessus pour que je puisse être très attentif à ce qu’il me disait – sur un gros orteil. Impossible de marcher pendant plusieurs jours. Voilà ce que c’est que de vouloir faire le jeune ! On dit qu’avec l’âge vient la sagesse ! Mmh, peut-être mais pas pour tout, surtout quand on fait mine de croire qu’à bientôt soixante ans, on peut encore sauter et courir comme si on en avait vingt. Enfin, l’avantage de tout cela, parce qu’il y a presque toujours quelque chose de positif à tirer d’une situation désagréable, c’est que j’avais au moins une routine déjà bien installée. Parce que voilà, tourner en rond autour de la table, aller de la cama al living, demandent un indubitable entraînement. Le lever, le petit déjeuner, la toilette, les tâches ménagères (pas les mêmes chaque jour pour casser l’ennui), la lecture ou l’écoute des infos, les appels téléphoniques (j’y reviendrai), les incessantes utilisations du smartphone (j’y reviendrai aussi), les courses (n’ayez crainte, j’y reviendrai), le déjeuner, la sieste, les occupations qu’on s’invente, la lecture, les exercices physiques, le repas, regarder – un peu, beaucoup, pas du tout, cela dépend, chacun s’y reconnaîtra – la télé et enfin le coucher. Mine de rien, il faut mettre tout cela en place. Bien sûr, beaucoup parmi vous devez me considérer comme un véritable chanceux car je n’ai pas (en fait plus) d’enfants sur le dos. Enfin, sur le dos, c’est une façon de parler mais cela mériterait sûrement une chronique entière. Je vous laisse la raconter…si vous en avez le temps.
Jérôme Guillot, section Argentine.