Historien et sociologue français, fondateur et ancien directeur du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL), Jean Baubérot n’a de cesse de défendre une laïcité la plus inclusive possible qui ne penche pas vers la neutralité.
Quelle est votre définition de la laïcité ?
Je pense qu’il ne faut pas donner une définition substantialiste de la laïcité. Il faut la définir par ses finalités et j’en vois deux: d’une part, la liberté de conscience comme liberté publique (pas uniquement comme liberté intérieure) ayant toutes les caractéristiques des libertés publiques en démocratie. D’autre part, le principe de non discrimination pour raison de convictions ou de religion. Pour établir ces finalités, le meilleur moyen est la séparation du pouvoir politique et des autorités religieuses, le fait que les autorités religieuses ne participent pas à la gouvernance, n’imposent pas leurs normes à la société. Le corollaire est la neutralité arbitrale de la puissance publique, l’Etat se comporte comme un arbitre entre les différentes convictions. Avec cette définition, on voit bien qu’il peut exister différentes manières pour la laïcité de se concrétiser, donc des laïcités concrètes qui varient suivant l’histoire des pays et leur contexte géopolitique. A l’intérieur d’un pays, la laïcité est toujours un enjeu entre différents acteurs qui peuvent en avoir des conceptions divergentes.
Certains estiment que la liberté de conscience est surtout l’émancipation à l’égard de la religion et tireront la laïcité vers un combat très anticlérical ; d’autres au contraire, dans leur conception de la liberté de conscience, insisteront sur la liberté de religion et en feront même un synonyme, minorant le droit de ne pas croire, de refuser la religion.
Il s’agit donc d’une définition qui essaye d’englober le fait que la laïcité constitue toujours un enjeu sociopolitique.
Vous dites qu’à l’intérieur d’un même pays il peut y avoir différents types de laïcité. Quelles sont les interprétations différentes de la laïcité en fonction des époques et des idées politiques ?
Dans mes ouvrages, j’insiste sur les nouvelles laïcités qui existent en France et en particulier sur la laïcité identitaire qui est une laïcité de droite, voire d’extrême droite. Elle insiste sur les racines catholiques de la France, ce qui lui permet d’avoir deux poids deux mesures en ne soumettant pas aux mêmes critères le catholicisme comme phénomène culturel et identitaire et d’autres croyances. Ainsi les catholiques n’auraient pas à être soumis aux mêmes exigences de laïcité que les adeptes d’autres religions et surtout d’une religion qui ne ferait pas partie de la « vieille identité française » et qui serait l’Islam.
Je parle de nouvelle laïcité car elle n’existait pas en 1905. Le texte fondateur de cette laïcité est celui de François Baroin, « Pour une nouvelle laïcité », en 2003, qui se veut contre la Gauche et contre le FN. Cette première version de la nouvelle laïcité, qui se veut républicaine, a donné la loi de 2004 avec l’interdiction de signes ostensibles dans les établissements publics ????. Cette loi a été encadrée par la création de la HALDE,Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, qui veillait à ce qu’il n’y ait pas de débordements.
La seconde version de la laïcité identitaire, qui pour moi est moins républicaine, est celle qui, sous Sarkozy, a supprimé la HALDE en la mettant dans les compétences du Défenseur des lois/droits ??. Or, depuis la suppression de la HALDE, il n’existe plus autant le souci de veiller à ce que la laïcité n’aboutisse pas à certaines discriminations, un souci des politiques publiques.
Cette laïcité identitaire ne recoupe pas toute la droite : seule une partie de l’UMP, comme Nicolas Sarkozy notamment ou Jean-François Copé, vont dans ce sens, alors que des gens comme Alain Juppé ou Nathalie Kosciusko-Morizet s’en éloignent beaucoup plus. En revanche Marine Le Pen défend maintenant une laïcité identitaire.
Dans une interview au journal l’Express, vous dites souvent qu’on confond laïcité et neutralité, pouvez-vous nous expliquer la distinction ?
On réduit en effet souvent la laïcité à la neutralité. Il s’agit d’une double erreur. D’une part, car, comme je l’ai expliqué, il y a plusieurs paramètres dans la laïcité et celle-ci est faite d’un équilibre entre ces différents paramètres. Dans ces paramètres, la neutralité constitue un moyen et non une fin en soi. Etant donné que c’est un moyen, il ne s’agit pas de neutralité de l’espace public, car cela deviendrait une fin, mais de neutralité de la puissance publique, qui doit pouvoir jouer son rôle d’arbitre. Dans un match, c’est l’arbitre qui est neutre, non les joueurs. Si on confond neutralité et laïcité, on fait glisser la neutralité de l’arbitre aux joueurs, c’est à dire aux acteurs de la société civile, aux citoyens. On risque alors de glisser vers un athéisme d’Etat ou du moins vers des discriminations antireligieuses, parce que ce ne seront pas forcément toutes les religions qui seront visées.
En ce moment, il y a une proposition de loi qui illustre bien cette confusion, portée par le parti radical de gauche, qui veut imposer que les mouvements de jeunesse religieux (scouts etc…) soient neutres pour pouvoir être subventionnés. Dans ce cas, on tourne vraiment le dos à la laïcité historique car jusqu’à présent on subventionne ces mouvements pour leurs activités éducatives, utiles à la société, et cela qu’ils soient agnostiques ou avec une référence religieuse. On n’aide pas les religions mais la partie éducative de ces mouvements. D’ailleurs l’Etat se donne un droit de regard sur ces activités, les mouvements sont soumis à des contrôles.
Après les attentats de janvier, pensez-vous qu’il faille repenser le principe de laïcité ?
Au contraire, les attentats de janvier montrent le danger d’une laïcité à géométrie variable. On voit très bien que ces attentats n’ont pas été commis par des groupements musulmans qui auraient pignon sur rue ; ils l’ont été par des individus qui se sont radicalisés eux-mêmes, en dehors d’un contexte communautaire et via Internet. Le problème ne vient pas d’associations musulmanes un peu rigoristes mais de la radicalisation d’individus, qui seraient entre quelques centaines et 2 000, selon les chiffres du Ministère de l’Intérieur. Il ne faut surtout pas leur permettre d’être attractifs au niveau de la communauté musulmane. Si la laïcité multiplie les interdits et stigmatise les musulmans, les extrémistes vont devenir attirants, notamment pour les jeunes qui se sentent révoltés. Ainsi, cette proposition de loi visant à étendre l’interdiction des signes religieux dans les universités ou interdisant la subvention aux mouvements confessionnels de jeunesse, ce serait du pain bénit pour ces extrémistes. Il ne faut surtout pas aller dans ce sens et au contraire avoir une laïcité la plus inclusive possible.
Quelles sont aujourd’hui les priorités pour faire vivre la laïcité ?
Il s’agit avant tout de mesures symboliques, mais qui prennent toute leur importance car c’est le symbolisme qui prime dans ce contexte.
Je propose tout d’abord de transférer le Bureau des cultes, normalement rattaché au Ministère de l’Intérieur, à un autre ministère comme celui de la Justice car le Ministère de l’Intérieur est chargé de la sécurité des citoyens. Cette mesure permettrait d’éviter tout amalgame entre la nécessaire lutte contre l’extrémisme et les rapports avec les religions.
Je propose aussi le rétablissement la HALDE pour pouvoir éviter les débordements de la loi.
Je propose également qu’il y ait un enseignement de la laïcité qui ne cache pas les difficultés qu’a eues la laïcité elle-même. Je prends l’exemple de l’égalité homme-femme. Aujourd’hui on fait le lien entre laïcité et égalité entre hommes et femmes mais longtemps, en France, on a refusé le droit de vote aux femmes au nom de la laïcité (elles étaient « soumises aux curés » disait-on). Le fait de montrer que la laïcité elle-même a mis du temps à reconnaître l’égalité des sexes éviterait un combat manichéen des bons contre les méchants ; cela permettrait d’interpeller les religions sans avoir une pseudo bonne conscience que l’histoire ne valide pas.
Il faut aussi arrêter de confondre laïcité et extension de la neutralité. La laïcité est d’abord et avant tout une liberté, une liberté avec des règles bien sûr.
Je préconise aussi de renforcer le poids de l’Observatoire de la Laïcité pour qu’il soit davantage écouté.
Comment expliquez-vous que les étrangers comprennent parfois si mal notre modèle laïque ?
Tout dépend de la façon dont la laïcité leur est expliquée : si vous leur dites que la laïcité c’est la liberté de conscience, la non discrimination pour raisons de religion et de convictions et qu’à cette fin il ne faut pas que la religion soit au pouvoir et il faut que l’Etat reste un arbitre, la plupart des étrangers sont d’accord. J’ai donné des conférences dans 40 pays et mes propos ont été très bien accueillis. Donc si vous parlez des composantes de la laïcité, il n’y a pas de problème.
Par contre, si vous faites de la laïcité quelque chose de conflictuel avec la religion, votre discours passera moins bien auprès des étrangers.
La laïcité est-elle une bonne réponse pour lutter contre les dérives de l’islam radical ?
La laïcité fait partie de la réponse pour lutter contre les dérives de l’islam radical sans être la seule réponse. Elle fait partie d’un ensemble. La lutte contre les discriminations est tout autant nécessaire. Si, parce que vous êtes arabe, vous êtes six fois plus contrôlé dans le métro que si vous paraissez auvergnat, il est normal que vous soyez énervé, en colère. Si parce que vous avez un certain prénom ou nom de famille vous avez du mal à trouver un emploi ou à vous loger, là encore on peut comprendre la tentation, au final, de rejeter la société.
La lutte contre les inégalités sociales et pour la diminution de ces inégalités est aussi indispensable et Jaurès affirmait qu’on ne pouvait pas dissocier la laïcité de la lutte pour une République sociale.
Pour aller plus loin :
Lire le magazine 181 de Français du monde consacré à la laïcité
Ouvrages :
Les 7 laïcités françaises, Jean Baubérot Ed. msh, 201, ISBN: 978-2-7351-1985-1
La laïcité falsifiée, Jean Baubérot Ed. La Découverte poche/essai, 2012, ISBN : 9782707182173