C’est la question usuelle que se posent les Egyptiens chaque matin. Bien malin celui ou celle qui pourrait répondre. Nous ne pouvons que donner des instantanés, parcellaires et subjectifs, de ce que nous observons.
Pour nous expatriés, qui vivons les évènements entre parenthèses, ce qui a changé ce sont nos sorties, celles du jeudi soir si elles se font dans les environs de la Place Tahrir ou non, ou le vendredi dans le même environnement. C’est dire si c’est important… ! Plus sérieusement au niveau du quotidien, la vie continue : les écoles fonctionnent, les sacro-saints examens ont eu lieu en juin comme prévu y compris le Brevet et le Bac français, la rentrée s’est faite sans encombre contrairement à la circulation, le métro est toujours aussi bondé, les taxis aussi délirants et les souks regorgent de marchandises invendues.
Ah, c’est vrai qu’au niveau des « étiquettes », on constate une hausse certaine…. Quant au tourisme, on ne sait plus que dire face aux sites archéologiques complètement vides, au peu de bateaux de croisière sur le Nil et aux innombrables petits vendeurs qui se précipitent sur cette espèce rare ou disparue qu’on appelle des touristes. C’est à moi de poser une question : « Pourquoi craindre de venir en Egypte ? » La Place Tahrir fait à peine un kilomètre carré et les revendications qui s’y déroulent n’ont lieu qu’une fois par semaine. Non, la Place Tahrir n’est pas l’Egypte. « N’ayez pas peur ! » comme disait l’apôtre.
Au niveau politique, c’est autre chose. Mais qui s’y intéresse dans le pays ? Le cultivateur qui se demande si la récolte de canne à sucre sera suffisante cette année pour nourrir sa famille ou combien de moutons il devra vendre pour subsister ? L’ouvrier du textile qui s’est mis en grève et qui a peur d’être licencié ? Le chauffeur de taxi qui a dû payer des taxes supplémentaires et qui vous dit qu’il ne fait pas de politique ? Comme dans beaucoup de pays, c’est le porte-monnaie qui tient lieu de baromètre politique en ce moment. Alors, la nouvelle assemblée constituante qui planche sur une nouvelle constitution, s’interrogeant sur le droit présidentiel de nommer ou non les présidents des organismes indépendants, est laissée aux spécialistes du droit.
Quant aux Frères Musulmans, ils doivent composer avec eux-mêmes, car plusieurs tendances existent, avec l’armée, remise à sa place, avec les Salafistes, n’envisageant le quotidien que sous la religion, avec les Coptes apeurés, dont beaucoup émigrent au Québec (l’Institut Français d’Egypte ne désemplit pas pour le TCF[1], obligatoire pour le dossier d’émigration), les étudiants et les intellectuels, gardiens de la révolution, et la rue et le peuple, impatients de connaître enfin un peu d’aisance. Ajoutons les puissances étrangères amies et ennemies et les voisins… Bref, c’est un régime qui se cherche, apprend à ses dépens, commet des erreurs et réalise combien il est difficile de tenir des promesses électorales teintées de démocratie dans un pays qui n’a connu que l’autorité armée, royaliste, colonialiste ou républicaine.
Mais où sont les révolutionnaires ? Enfants du mur de Berlin, de Zapata et de Mao, depuis un an bientôt, ils se sont accaparé les murs de la rue Mohamed Mahmoud près de Tahrir, les transformant en dazibao[2] illustrés et colorés. Or, « ON » (= le gouvernement ?) a décidé de repeindre les murs en jaune afin « d’embellir la Place Tahrir » en effaçant toute expression révolutionnaire. Tels les Mexicains qui, incendie après incendie rebâtissaient leur hacienda sur la terre qu’ils revendiquaient, les jeunes, artistes révolutionnaires, dans le style « révolution culturelle », se réapproprient « leurs » murs et s’y expriment plus durement encore. « Efface encore, régime de trouillards, efface, efface et je continuerai à dessiner. »
Moins médiatisées, sauf lorsqu’elles sont en niqab, les femmes aussi manifestent.[3] Un Mouvement pour la Femme Egyptienne s’est créé rassemblant 33 ONG, des mouvements féministes et indépendants. Objectif numéro un : faire entendre leur voix au sein de la nouvelle assemblée constituante et plus particulièrement sur l’article 36 de la constitution qui dit qu’il y a égalité de droits homme-femme « Tout en étant conforme aux principes de la charia islamique », ce qui laisse toute liberté d’interprétation au législateur et une application différente selon le juge. Plus grave, à Minya, dans le Delta, l’excision, officiellement interdite, a été relancée par certains membres des Frères musulmans, sans aucune protestation de personne…
« Masr raya fen ? » vers son destin, Inshaallah, mais lequel ?
Corinne EUGENE DIT ROCHESSON
Enseignante au Caire en histoire-géographie dans des établissements francophones égyptiens
[1] Le TCF : le Test de Connaissance du Français
[2] Dazibao : littéralement « journal à grands caractères ». En Chine c’est une affiche rédigée par un simple citoyen, traitant d’un sujet politique ou moral, et placardée pour être lue par le public. Par extension, et au sens figuré, le mot est employé pour désigner des publications non officielles.
[3] Plus de détails sur la situation sur le site du journal Al Ahram Hebdo : http://hebdo.ahram.org.eg/