Accueil 5 L'association 5 Entretien avec Hubert Védrine

Le monde vit une crise sanitaire, économique, sociale, politique suite à l´apparition, en l’espace de quelques mois, de la COVID-19 sur tous les continents. à quoi pouvons-nous nous attendre après cette crise ?

Ma première remarque, c’est que le terme de crise est insuffisant : c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que tout le monde a peur de la même chose en même temps. Si on reprend toutes les grandes pandémies du passé, elles ne touchaient qu’une partie du monde et, en plus, les nouvelles ne circulaient pas instantanément. Si on prend même les guerres mondiales, il y avait au moins deux camps, donc tout le monde n’avait pas peur de la même chose ; et puis même la Deuxième Guerre mondiale n’a pas été tout à fait mondiale. Là, en 2020, pendant quelques mois, personne dans le monde ne pouvait se sentir complètement à l’abri. Je pense que cela aura des conséquences anthropologiques profondes, difficiles à mesurer pour le moment, parce qu’évidemment, les gens sont obsédés par les débats sur le déconfinement et le redémarrage, après l’avoir été sur le confinement. Mais cela aura des conséquences profondes et importantes, pas forcément immédiates.

Tout ne va pas changer, car dans l’histoire des hommes, cela n’arrive jamais : Tocqueville a montré qu’il y a eu une certaine forme de continuité même avant et après la Révolution.  On ne change jamais tout en même temps. Mais j’ajoute aussitôt que rien ne sera plus comme avant. Mais cela peut être en pire ou cela peut être en mieux : c’est pour cette raison qu’il faut distinguer dans l’analyse d’une part les pronostics  – les choses vont changer parce que les gens vont se comporter autrement – et d’autre part, ce qu’il faudrait changer. Cela nous renvoie aux décisions à prendre : qui doit décider ? quoi ? à quel niveau ? Tout cela reste en fait très ouvert. Voyez les débats actuels sur les aides, les conditionnalités, etc.

Enfin, le terme de « crise » est peut être insuffisant parce que si on écoute attentivement ce que disent les virologues, ce que j’ai fait avant d’écrire un petit essai intitulé Et après, qui va paraître fin juin chez Fayard, il apparaît que autant les médecins sont en désaccord entre eux sur les traitements, autant les épidémiologistes sont en désaccord entre eux sur les pronostics par exemple sur la deuxième vague, autant les virologues sont d’accord entre eux : c’est un certain mode de développement, d’urbanisation, de dévastation des espaces naturels, de déforestation massive qui a « déconfiné les virus ». Ils font remarquer que l’on n’a jamais trouvé de vaccin pour un coronavirus parce qu’il mute trop vite et, d’autre part, que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets, et que donc un autre virus pourra passer de l’animal à l’homme dans cinq ou dix ans. Il faut donc garder à l’esprit que dans une humanité surpeuplée, suburbanisée, et totalement a-écologique – en tout cas jusqu’à maintenant – et qui bouge sans arrêt, il y a un risque pandémique, et qu’il faut mieux s’y préparer.

La COVID-19 provoque des bouleversements au sein des pays, mais également dans les relations entre eux. Est-ce que nous assisterons, selon vous, à un nouvel ordre mondial ?

Non, pas vraiment. Ou alors sino-américain. Est-ce cela que l’on veut ? Le bouleversement au sein des pays, ce n’est pas le sujet, mais il y aura une évaluation à faire à un moment donné des politiques suivies par les différents pays et les différentes institutions ; on verra d’ailleurs que le clivage n’est pas tellement entre démocraties et régimes autoritaires, mais entre les pays préparés et les autres. Il peut s’agir de démocraties comme la Corée du sud  ou l’Allemagne, ou de régimes autoritaires comme le Vietnam.

Sur la question de l’ordre mondial, je rappellerai qu’il a toujours été, en tout cas jusqu’à maintenant, celui des vainqueurs dans l’histoire du monde : sans remonter à l’Empire romain et à la Pax Romana, même en 1815, 1918, 1945, la décennie 90 après la disparition de l´URSS, ce sont les vainqueurs qui imposent l’ordre et son organisation. Aujourd’hui il n’y a pas d’ordre mondial, il y a un système mondial. Résultat : une mondialisation qui dans les trente dernières années était très dérégulée et très financiarisée. Même le Secrétaire général des Nations Unies parle d’un monde chaotique : cela ne veut pas dire au bord de la guerre, cela signifie simplement instable et imprévisible.

Est-ce que la COVID va générer un nouvel ordre ? Je ne pense pas en fait. Je pense que même les États-Unis et la Chine sont malmenés par le phénomène, et que tous les autres pays sont plus ou moins bousculés. Mais est-ce que cela change les données de base d’avant, en 2019 ? Pas vraiment. Prenez par exemple la montée en puissance de la Chine. Elle est le résultat de la stratégie gagnante de Deng Xiaoping qui a libéré, il y a quarante ans, l’énergie de la Chine tout en recommandant à son pays de rester prudent, de ne pas provoquer, et « d’attendre son heure ». On avait pu constater, depuis l´arrivée de Xi Jinping, et encore plus depuis les Routes de la Soie, qu’ils sont passés à une autre phase et qu’ils assument pleinement leur nouvelle puissance. Pas simplement parce qu’ils ont besoin de minerais, de pétrole, de terres cultivables, etc., mais par ambition. Cela ne devrait pas sidérer les Occidentaux parce que c’est ce qu’ils ont fait eux-mêmes pendant plusieurs siècles. Il y a une sorte d’affirmation qu’ils peuvent avoir un rôle mondial. C’est vrai que c’est complètement nouveau dans l’histoire de la Chine, et donc c’est un changement important, mais ce n’est pas encore « un ordre », puisque ce n’est pas accepté par les autres, à commencer par les États-Unis. Mais ce n’est pas lié au virus. Il me semble donc que le virus révèle à la grande opinion des mouvements en cours, bien connus des spécialistes des relations internationales, mais avec un effet de grossissement et d’accélération.

Même chose pour d’autres phénomènes en cours. Par exemple, les convulsions géantes au sein de l´islam sunnite, en tout cas entre d’une part la minorité fondamentaliste, la plus petite minorité extrémiste et la micro minorité terroriste, et d’autre part l’ensemble des autres. Ce n’est pas près de se terminer. Autre exemple : le développement réel, ces dernières années, de l´Afrique, même s’il y a des différences profondes au sein des cinquante-cinq pays d´Afrique : cela n’est pas nouveau.

L’Europe ? Cela fait des années que les Européens hésitent à faire de l’Europe une vraie puissance qui se fasse respecter, alors qu’en réalité l’Europe n´impressionne pas beaucoup les autres puissances. Tout cela était connu, cette question reste ouverte. Même s’il est vrai que les décisions et les annonces de Madame Von der Leyen et Madame Lagarde sont très prometteuses.

La Russie ? On avait déjà constaté qu’elle avait gardé une sorte de pouvoir de nuisance résiduelle périphérique.

Les émergents ? Ils émergent depuis vingt ou trente ans. Après un moment de ralentissement, ils vont continuer. Notons d’ailleurs qu’ils ne sont pas tout à fait d’accord entre eux – exemple Inde-Chine – sauf pour dénoncer ensemble l’ordre occidental de 1945. Enfin je rappelle : la planète surpeuplée, le désastre écologique, d´ailleurs pas complètement lié au capitalisme contrairement à ce que croient les gauchistes, puisque le bilan écologique des régimes communistes était encore pire. La source du problème actuel est le productivisme aveugle qui remonte à la phase primitive de la révolution industrielle. Tout cela était bien connu avant la pandémie.

Pensez-vous que cette communauté de destin liée au caractère mondial de la pandémie va paradoxalement renforcer les frontières physiques, mais également économiques ?

D’abord, il faut dissiper une confusion fréquente entre frontière et mur. Au paroxysme de l’idéologie « sans-frontiériste », s’est répandue en Europe occidentale, et en particulier en France, l’assimilation entre frontière et mur, c’est-à-dire fermeture. Ce sont deux choses tout à fait différentes. Mais pendant la phase optimiste, enthousiaste, un peu naïve, de la construction européenne, et notamment du processus de Schengen, l’idée qu’il y ait des frontières était apparue comme quelque chose d’abominable, d’inhumain, d’archaïque, etc. Les médias étant en majorité sur cette ligne. C’est tellement vrai que, alors même que l’on supprimait les frontières internes dans l’espace Schengen, ce qui était un progrès évident, on ne s’est jamais préoccupé sérieusement des frontières extérieures et de leur bonne gestion face à des demandeurs d’asile ou, ce qui est différent, des pressions migratoires classiques. Pourtant, énormément de psys ont expliqué que la distinction entre moi et l’extérieur, moi et les autres, le dedans et le dehors, est fondamentale pour que les gens se sentent à l’aise dans leur identité et leur personnalité, et que cela ne conduit pas nécessairement à la « haine de l’autre » (pour reprendre le prêchi-prêcha contemporain), mais au contraire à une plus grande capacité d’accueil. Régis Debray a fait dans ce sens l’éloge des frontières. Et Michel Foucher a également écrit des choses très justes à ce sujet. Cela veut simplement dire qu’il y a des règles pour entrer et pour sortir.

Tout cela pour dire que le fait que face au risque pandémique, de nombreux pays ont été amenés, y compris dans l’espace Schengen, à fermer momentanément des frontières n’a rien de tragique. Il ne faut d’ailleurs pas traiter cette question de façon idéologique, mais pragmatique. Il faudrait d’ailleurs rétablir un espace Schengen à l’entrée duquel on gère de façon coordonnée avec les pays de départ et de transit les flux migratoires que j’évoquais, qui sont à distinguer, je le souligne à nouveau, des demandes d’asile, l’asile ayant été conçu dans les grands textes de droit international, comme permettant de protéger des gens qui sont vraiment menacés, pour des raisons politiques, de race, de sexe, de religion, etc.

Quant aux frontières économiques dont vous me parlez, il faut là aussi distinguer  les mondialisateurs (car il y a des mondialisateurs et des mondialisés) qui ont conduit la mondialisation maximaliste des trente ou quarante dernières années, et qui ont eu comme principe d’éliminer toutes les entraves au commerce, sans tenir compte d’ailleurs des conséquences sociales et écologiques. C’était l’idéologie OMC. Il faut reconnaître que cela a dopé la croissance mondiale et que cela a permis à plusieurs pays d’Asie, à commencer par la Chine qui était devenue dans ce contexte l’atelier ou l’usine du monde, de sortir de l’extrême pauvreté des centaines de millions de paysans ultra-pauvres. Mais, je le répète, cela a eu un coût social et donc humain et aussi politique, mais aussi écologique, très élevé. On en a vu les conséquences avec le vote sur le Brexit, le vote Trump, la résurgence d’une droite extrême dans plusieurs pays d’Europe et dans tout ce qu’on regroupe sous le terme fourre-tout de populiste. Ce n’est donc pas un drame si cette mondialisation est un peu corrigée, ré-encadrée, et qu’on reconsidère, qu’on re-régionalise les fameuses « chaînes de valeur ». Mais parler de « dé-mondialisation », soit pour s’en réjouir, ou au contraire pour la combattre sur un mode paniqué, est tout à fait disproportionné. En résumé, les évolutions et les corrections très probables des grands flux économiques mondiaux me paraissent une chance et même une nécessité si l’on tient compte de l’impératif écologique.

Est-ce que l’Union européenne pourrait se voir consolidée à la faveur de la crise ?

 Là encore il faut être clair. Je fais partie de ceux qui estiment que les grands équilibres institutionnels au sein de l’Union Européenne, entre le Conseil, la Commission, le Parlement et la Cour de Justice ne bougeront plus beaucoup, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore. Tout simplement parce que je ne vois pas sur quelle modification substantielle des pouvoirs au sein de l’Union, les 27 pourraient se mettre d’accord pour rédiger un nouveau traité, et que je ne pense pas qu’un nouveau traité, quel qu’il soit, ait la moindre chance d’être accepté par les 27, ce qui est une obligation juridique, d’autant qu’il y aurait sûrement des pays où il faudrait passer par un référendum.

Cela n’exclut pas du tout, au contraire, que l’Union Européenne, telle qu’elle est, puisse lancer de nouveaux grands projets ou grands programmes, qu’elle ne nécessite aucune réforme institutionnelle. Le Green Deal de Madame Von der Leyen en est un exemple, ainsi que le plan de relance qui va être négocié à 27 à partir de la proposition initiale du Président Macron et de la Chancelière Merkel, et de sa reprise pour l’essentiel par la Présidente de la Commission. Je m’attends d’ailleurs à ce que les négociations aboutissent à un compromis entre les subventions non remboursables, les subventions remboursables, et les prêts. Tout cela aboutissant en quelque sorte à la création d’une sorte de nouveau fond de cohésion. Cela n’exclut pas non plus un effort massif de clarification et de subsidiarité, pour apaiser l’exaspération contre l’Europe, alimenté par ce que l’ancien Président de la Commission, Jean-Claude Juncker, avait appelé lui-même la règlementation à outrance. Voilà le contexte.

Mais votre question porte sur les conséquences de la pandémie sur l’Union Européenne. Je ne crois pas que cela changera grand-chose. On a vu, face à la menace du virus, des populations en Europe se tourner d’abord et avant tout vers des autorités publiques assez proches d’elles. Les gouvernements nationaux bien sûr, mais aussi les Länder en Allemagne, les maires en France, etc. Il ne me semble pas que les Européens aient exprimé le désir qu’à l’avenir ce soit un commissaire européen qui décide du mode de gestion des hôpitaux, ou bien de la fermeture des écoles. Cela n’exclut pas que l’Union Européenne, qui n’avait aucune compétence sanitaire, et qui n’en aura à mon avis pas tellement plus, puisse quand même fixer des règles à minima, comme par exemple le fait que chaque pays doive avoir un stock de masques de précaution en bon état, ou alors encourager par différentes mesures la coordination  entre les grands hôpitaux européens, etc. Je pense qu’il serait très important de rendre compatibles et même convergents le Green Deal de Madame Von der Leyen, qui est en fait le vrai nouveau New Deal dont l’Europe a besoin, et le plan de relance tel qu’il sortira des négociations.

Les communautés françaises établies à l´étranger vont subir également les effets de cette crise. Croyez-vous que cette crise annonce un terme, voire un retour en arrière, de la mobilité internationale des Français ?

Il est évident que la mobilité internationale, telle qu’elle avait été érigée en objectif absolu au cours des vingt ou trente dernières années, avec le milliard six cents millions en 2019, et les extrapolations illimitées des tour-operators et des compagnies aériennes, vont être affectées. Le tourisme va devoir se réinventer. Mais est-ce un « retour en arrière », ce qui est la question que vous posez ? Est-ce si sûr ? Je pense en ce qui me concerne que c’est une correction qui devait avoir lieu un jour ou l’autre, que la fuite en avant n’était pas tenable. Et que pour des raisons humaines, culturelles, sociales et écologiques, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Cela ne va évidemment pas mettre fin au tourisme, même si le tourisme de masse va devoir évoluer, même en Chine. Cela ne va pas mettre fin aux voyages, peut-être même va-t-on redécouvrir que le voyage et le tourisme sont deux choses différentes. Et pour revenir à votre question, je ne crois pas du tout que cela va affecter particulièrement la mobilité internationale des Français. Il y aura demain comme aujourd’hui des communautés françaises à l’étranger, notamment là où il y a beaucoup de binationaux, et des déplacements sans doute moins fébriles, mais toujours présents. Je pense donc qu’il faut accueillir sans crainte excessive cette évolution, ou au contraire en saisir les opportunités et en valoriser les effets positifs.

Propos recueillis par Florence Baillon

Magazine Français du monde-adfe, numéro 201

 

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